“Israel et Mohamed”, face à face avec le père au Festival d’Avignon
©Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Israel Galván, star d’un flamenco moderne et totalement original, et Mohamed El Khatib, concepteur d’un théâtre documentaire qui mêle la fiction et le cinéma, se rencontrent le temps d’un spectacle qui convoque la figure du père, très présent dans leurs deux cultures, ainsi que le football et la danse. Un moment drôle, poétique et émouvant, léger et grave comme une soirée intime mais offerte au public.
Une histoire de ligaments croisés
Le premier, Israel Galván, est un danseur magnifique, issu d’une longue lignée de danseurs de flamenco de Séville. Pour se construire une identité, il a eu besoin de s’affranchir de la tradition et des codes de cette danse, en se les réappropriant dans un style bien à lui, virtuose, qui joue sur la danse contemporaine et le burlesque. Ses spectacles se tournent dans le monde entier. Le second est un homme des mots, passionné par le football et qui poursuit une œuvre multiforme. Et les voilà tous deux ensemble dans la sublime enceinte du Cloître des Carmes, dont la sacralité joue ici un intense témoignage judéo-chrétien. Mohamed, en short de foot et maillot jaune, a mis les chaussures flamenco à talon d’Israel, qui lui a emprunté à Mohamed une djellaba bleu azur, celle que le père de Mohamed portait les jours de fête. Partenaires de jeu, les voila qui s’échauffent en courant. De chaque coté du plateau, un petit autel à la mémoire de leurs pères, formé d’une table en bois clair surmonté d’un portrait. Une sourate du Coran, en hommage au père de Mohamed, est rajoutée. Car c’est bien au croisement de ces deux filiations, de ces deux paternels imposants, que les deux complices, en dehors de leurs déchirures respectives de ligaments croisés, l’un avec le football, l’autre avec la danse, vont tricoter un spectacle commun.
La figure du père

©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
C’est Mohamed qui raconte, pour lui-même et pour Israël Galván, qui aux mots préfère la danse, enfantine, révoltée, qui donnent aux contorsions de son corps une énergie compulsive, sous la djellaba bleu azur. Au mur, des photos et des vidéos des deux pères respectifs s’animent et nous plongent dans des univers aux cultures différentes mais communes. Israel Galván, à deux ans, était déjà un prodige du flamenco, que son père exhibait dans les soirées. Mais il n’avait pas beaucoup de cheveux, ce qui, pour un danseur de flamenco traditionnel, est rédhibitoire. Alors on lui cassait un œuf sur la tête pour faire pousser les cheveux au soleil, et c’est ce que le danseur fait, dans une scène d’anthologie comique ! Et tout en gardant le plus grand sérieux ! Tu seras un danseur de flamenco mon fils, et tu poursuivras notre célèbre lignée de danseurs. Eh bien non ! Galvan fils n’en fera qu’à sa tête, c’est à dire du football, alors que Galván père crève régulièrement les balles de foot. Et si cette révolte de ces enfants précoces, géniaux avant l’âge, n’était pas justement la clef de leur succès avenir ? Car le père de Galvan déteste ce que fait son fils, il ne reconnait rien du flamenco traditionnel, comme le père de Mohamed, dans la vidéo, s’est farouchement opposé au choix de son fils.
Les archives de nos vies
Et c’est avec une grande émotion que nous voyons et écoutons ces pères, celui de Mohamed, usé par des années d’usine dans la banlieue d’Orléans, qui dressait avec violence ses enfants comme on l’a fait pour lui-même, avec une ceinture de cuir. Le silence des repas de famille, l’absence de langage et de conversations, le poids de la religion, et surtout aucun son de danse ou de musique. Il fallait être le meilleur à l’école, mais le théâtre n’est en aucun cas un métier. A ce père qui s’est battu pour soutenir l’éducation de ses enfants -Mohamed a fait Sciences Po- à ce père qui ne savait ni lire ni écrire le français, Mohamed dédie une lettre, poignante, inspirée de la Lettre au père de Franz Kafka. Et dévoile à la fin du spectacle son cadeau : une maquette de mosquée, posée en direction de la Mecque, sur les crénelures du Cloître des Carmes. Israel Gálvan, lui, dont le prénom est déjà pour le père de Mohamed El Khatib une insulte au monde arabe, compte-tenu du conflit à Gaza, ne va cesser de batailler, avec le talon et la pointe de son zapateo, contre les diktats paternels, en s’inventant un art chorégraphique provocant, qui renverse les codes. Une centaine de prix a déjà couronné son œuvre, et le voici qui enfile rageusement toutes les médailles et danse avec comme avec une toison d’or, un bouclier de métal doré qui devient son trophée. Cette centaine de médailles, lui aussi, va les offrir à son père en la déposant devant son portrait. Cet hommage généreux aux pères d’un autre siècle, les deux artistes l’offrent au public en dansant, avec une réjouissante et vitale générosité.
Helène Kuttner
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